SURSIS AU SOLEIL


I

Le lustre ventilo tourne à plein régime. Harry n'a pas bougé de sa chambre d'hôtel depuis douze heures. Des crampes lui remontent du bas des chevilles jusqu'à la nuque, en passant par les aléas imparfaits de son dos. Il est prés de la fenêtre, assis sur une chaise élimée en bois. Une table de chevet et un lit sans matelas s'accouplent au design désuet de la pièce vétuste. Harry regarde sans cesse d'un œil alerté en direction de la rue. Poussière grise envahissant à moitié le bitume défoncé, des oiseaux noirs se posent sur des fils électriques. Les poteaux électriques sont faits de bois et seulement distant chacun de quelques mètres. Cette rue est remplie aussi de poubelles débordant de merde. Et il y a enfin ce banc à l'ombre avec un vieux posé dessus. Le vieux ne bouge pas et ne relève pas sa tête qui reste fixée au sol. Le bitume renvoie un brouillard de feu. Le soleil brûle la peau et le vieux s'en protège comme tous les gens d'ici. Peur du soleil, personne ne sort l'après-midi. Seul ces corbeaux posés sur un fil et ce vieux assis sur un banc à l'ombre, s'incarnent pour vrai dans ce tableau sombre. Il sait maintenant que le BOSS va débarquer d'un instant à l'autre. Son cœur s'accélère. Sa main va et vient sans cesse de l'avant bras au menton. Son corps sursaute comme par à coups et ses dents se resserrent idem à un étau de fer. Harry est un homme qui n'a pas dormi depuis deux jours. Il pue. Le temps mécanique du réveil foirfouille dans sa tête comme un tic tac tautologique. Etape du parcours du condamné - tic tac. Si Harry ne connaît pas la peur, c'est qu'il n'avait jamais jusque là affronter la mort. Face à lui, il n'est pourtant rien, à l'exception de cet air rempli de rien et envahissant chaque recoin de la pièce. Lourd et pesant, il se diffuse à petite dose, infecté de cette présence absente de chair. Harry a les traits du visage tendus. Dans ses yeux, des lignes électrifiées d'un rouge sang semblent se mouvoir pareilles à celles d'un fumeur de hash. Ses sourcils ondulent sur son visage oblong en des expressions saccadées si contradictoires, qu'elles en expriment la folie. " Je vais pas mourir " est la seule phrase qui affecte sa raison. La survie face à la mort ... "Je veux pas mourir !"

II

Une semaine avant qu'il finisse dans cet hôtel pouilleux, Harry s'était rendu à Alicante dans le Sud de l'Espagne - sur les ordres du BOSS. Il avait été engagé comme négociateur pour y régler une embrouille de cartons de cigarettes. Cela devait être exécuté au plus vite. Il y en avait pour plus d'un million de francs. La marchandise avait peut-être déjà été convoyée vers un autre port ; personne n'en savait rien. Harry avait donc pour mission de constater sur place les rumeurs. Dans le quartier des belles résidences, il devait rencontrer Thomas Nortschtlid, un Allemand d'origine juive. Un avion privé en direction de New York, repartant le soir même, avait été réservé à l'aéroport de Malaga par les intermédiaires du BOSS. Seulement, ce qui aurait dû normalement se passer ne s'est pas déroulé comme convenu. Certes, le juif et deux de ses gorilles étaient bien là au rendez-vous. Mais les poulets avaient rameuté aussi leurs fesses. Ils les guettaient, planqués en civil ou dissimulés dans la foule. Cette flicaille attendait le moment opportun pour intervenir. L'expérience d'Harry le plaçait dans une situation qu'il avait déjà connu maintes fois. Il pouvait renifler un flic à 200 mètres. Une tête de poulet, et surtout une odeur de poulet, n'échappent pas à l'expérience d'un vieux gangster. Mais ce n'est pas les flics qui alimentaient son angoisse. Des goûtes de sueurs perlaient à l'orne de ses sourcils. Ses yeux ne regardaient plus en face. Harry se retourna brusquement, plusieurs fois, comme si une main de jeune femme lui caressait la nuque. Certes, les flics en civil, il les voyait - dans des voitures banalisées ou en couple idéal sur une terrasse de café - mais il sentait quelque chose de plus fort que la présence des poulets. Il l'a vu alors du coin de l'œil. Comme une ombre de chair qui marchait juste à quelques mètres derrière lui. Une voix monocorde et incompréhensible faisait écho en même temps dans sa tête. Et à chaque pas, il semblait qu'on lui cajolait tendrement la nuque ; un peu à la manière de son père quant il était petit, lui tapotant fièrement l'épaule pour le féliciter de ses compétences sportives dans l'équipe de Base Ball locale de Stress Fich. Mais ce n'est plus la nuque que la chose touchait maintenant, mais son cou. Une main invisible forçait peu à peu l'étreinte. Du sang commença à couler du coin de sa bouche. Puis l'air a soudainement manqué. Harry est devenu comme fou. Sa respiration s'est affolée dans un halo saccadé et convulsif. Ses bras se sont agités à l'instar de ceux d'un pantin. A quelques mètres du juif, il a alors sorti son pétard et tiré 3 coups. La tête du caïd est venue embrasser le trottoir, le sang se répandant jusqu'au pieds du meurtrier. Il venait de buter celui qui fut pendant prés de 10 ans, le meilleur allié du BOSS. Harry a eu cependant le temps de fuir jusqu'à une petite rue isolée. Une poubelle bouchait l'impasse. Il y est resté planqué plus de 6 heures, pour ne sortir qu'une fois la nuit tombée.



III

Cela fait maintenant 7 jours qu'il croupit dans cette chambre à demi-nue. Il ne s'est pas rendu à l'aéroport. Harry a peur. L'avion a décollé sans lui. Peur maintenant de se faire buter à son tour. Et il repense à cette ombre venue pour l'étrangler et le rendre fou. Thomas Nortschtild, ce putain de juif est mort. Depuis, le BOSS ne l'a pas rappelé. Aucune nouvelle. Harry est toujours coincé dans ce bled paumé. En espérant que ce ne soit pas la mort qui frappe à la porte ou qui déambule au coin de la rue. " Si j'ai tiré c'est à cause de l'ombre ! " L'instinct a été plus fort que la raison. Mais un singe agit aussi par instinct rétorquerait le BOSS. Il mate une nouvelle fois par la fenêtre. Rien, sinon un vieil espagnol assis sur son banc. Il semble dormir et ses bras reposent en balance sur sa canne. " Le BOSS fait parfois exception à la règle " se dit Harry. " J'ai descendu le juif mais peut-être aurais-je un sursis ? Peut-être ne vais-je pas mourir ? "

IV

Jaune et pisseux. Le plafond est comme les murs. Jaune et pisseux. Harry est toujours fixé à sa chaise. Des phrases en Espagnol lui reviennent au hasard de ses pensées, sans qu'il ne comprenne un seul mot de cette langue qui va trop vite pour un Américain exilé. Tout ici va de toute façon trop vite. Jusqu'à la mort qui semble se rapprocher d'heures en heures. De minutes en minutes. Le BOSS est là ! Présent. Derrière Harry. Sous le lit. Ou peut-être même sous ses semelles. L'homme au visage inconnu est partout avec lui sans qu'il puisse le toucher ou le voir. Harry regarde encore par la fenêtre. Cela fait peut-être plus de 20 fois qu'il voit la même chose : ce putain de vieux à la canne en bois ; et toujours rien autour. Mais le rien donne l'impression de se remplir. Ses dents se resserrent et ses poings idem. Harry le sent. Cette présence. Dans l'air. Jusque dans sa chair ! Il ferme les yeux une minute pour se réveiller la minute qui suit, se rappelant inexorablement à la mort qui refuse encore de se montrer. Drin … le téléphone sonne pour la première fois de la journée. Harry décroche d'un geste brusque. Le majordome lui demande si Monsieur veut dîner ce soir. Il acquiesce sur l'affirmatif et une envie de pisser le surprend. Harry s'accorde avec courage à remuer de quelques mètres, son corps aussi lourd qu'un monticule de fagot. Chaotique et infini, de la chambre aux chiottes, il est un voyage aux risques multiples. Alors Harry zieute. Il zieute avec méfiance si personne ne se cache derrière la porte entrebâillée de la salle de bain - pièce obscure où semble se dessiner de multiples ombres. La survie est dans le toucher vers l'interrupteur. Harry sait ça ! D'un geste vif et désordonné, il actionne l'interrupteur. La lumière surgit enfin pour en finir avec l'étreinte des ombres ; la mort disparaissant brusquement dans un halo de luminescence sacré. Il sort alors son chibre et pisse à côté. Les yeux exorbités et la tête retournée en arrière - au cas où le BOSS se déciderait à le rencontrer maintenant.

V

L'air est de plus en plus chaud. Fixé à sa chaise, Harry transpire et les mouches l'entourent. Un tas de mouches à merde. En harmonie avec cet hôtel poisseux. Partout. Dans le placard. Sous l'évier. Collées au plafond et l'air qui se raréfie. Il pénètre maintenant de plein ses poumons. Il le sent ! Dans sa trachée encombrée en train de couler lentement. Il sent sa présence. La porte tape. L'œil alerté à son maximum, il se retourne bref et sort lentement son pétard de son dos.
- Qui est là ? Hurle t- il avec une voix tremblante.
- Cé lé sérviteur senior, jé vous apporte lé dîner.
- Posez-le devant la porte, je viendrai le chercher après. Entre la chaise et le couloir, il n'y a que trois mètres qui le sépare de la gamelle. Mais ce sont trois mètres de trop. Son corps statique a froid. Son ventre crie famine. Et c'est de faim qu'il va peut-être maintenant crever s'il ne bouffe pas. Alors Harry s'élance d'un coup, ouvre la porte et la referme aussitôt sans presque relever la tête. Puis il retombe sur sa chaise. Il n'a pas touché au plateau du majordome, toujours posé devant la porte. Ses yeux semblent tourner en cercle dans leur orbite. Sa bouche reste grande ouverte, comme si ses lèvres étaient écartelées par une tige de fer fixée de chaque côté. Et il se cramponne nerveusement à sa chaise. " Je l'ai vu. Il était là ! " Ses dents claquent et ses mains tremblent pareilles à celles du grand boxeur. Dans le couloir, il l'a regardée du coin de l'œil, puis cette ombre à l'allure humaine s'est éclipsée dans le range-balais. Mais ce sont surtout ces mains qui se sont empreintes dans son esprit. Larges et velues, ces mains ont claqueté sur le mur comme si l'homme en noir était guidé par celles-ci - comme si le cerveau faisait partie de l'auriculaire et que l'auriculaire dictait sa loi au monde. C'est alors que des cliquetis provenant du couloir, semblent maintenant s'étendre sur le palier pour se transformer en des craquements réguliers. Sa voix ne lui est même plus d'aucun secours, se disant que le patron ne peut pas savoir encore où il est et que ces bruits ne sont que des bruits de rats. " Putain de rats ! Vont-ils partir ?! Vont-ils partir ?! " Des larmes apparaissent sous les traits marqués de ses yeux. Harry est comme paralysé. Chaque son de derrière la porte retentit comme un coup de massue asséné à sa nuque. " Vont-ils donc partir ? " se dit-il une dernière fois, tout en serrant ses poings autour de sa tête.

VI

Une odeur âcre issue du mélange de pisse et de sueur lui remonte maintenant jusqu'au nez. Harry se voit comme mort. Il semble flotter au-dessus de son corps et déjà ne plus faire partie des vivants. Puis des coups plus violents que les précédents s'échouent sur la porte. Harry hurle de toutes ses forces et se lève d'un coup brusque de sa chaise. Mais son corps se détend trop violemment. Il bascule de tout son poids par la fenêtre. La fenêtre pète en mille morceaux. Vingt cinq mètres plus bas, le coup de gong résonne. Etalé sur le toit d'une voiture, son cadavre a le sourire au lèvre. Ses narines semblent enfin respirer. Et ses yeux grands ouverts n'ont plus rien à craindre.

VII



"Putain de rat !" S'exclame-t-il. L'homme qui venait de frapper à la porte, lance un coup de pied en direction des rongeurs venus profiter des miettes de pains étalées dans tout le couloir de l'Hôtel. Puis d'une manière expérimentée, il défonce la porte du poids de tout son corps porté vers l'avant sur l'épaule droite. Il pénètre d'un coup à l'intérieur et bondit vers la fenêtre qu'il vient d'entendre se briser. Il n'en croit pas ses yeux. Se penchant à la fenêtre, l'inconnu scrute le corps mort du négociateur. Il tient entre ses mains son passeport pour New York. Harry devait rentrer aujourd'hui pour être remercié de son geste. La mort du parrain espagnol, s'était paradoxalement avérée beaucoup plus efficace qu'une simple négociation. Le BOSS en avait profité pour étendre un peu plus son pouvoir sur la péninsule ibérique. Mais l'homme qui devait ramener Harry vivant a échoué. Il ne lâche pas du regard le visage blafard du macchabée - et le contrat est rompu. L'ex-négociateur est allongé raide-mort, recouvrant de sa chair la tôle abîmée d'une bagnole-standard. Le bad-boy prend ses jambes à son cou et s'enfuit de l'hôtel miteux aussi vite que son corps encombrant lui permet. Il se met à courir en zigzaguant, titubant comme s'il était ivre. Ne sachant point où aller, il sait déjà que le BOSS l'épie. Il sent son souffle se poser sur sa nuque. A l'instar d'une ombre qui se faufile derrière votre dos, il est déjà en train de vous agripper l'épaule ! "Je veux pas mourir" gémit le gros baraqué. Et ses larmes coulent à flot. Esprit compressé ! Yeux exorbités et bouches en lamelles ! Ame absente de tout refuge ! Mais y a-t-il donc un sursis au soleil ?
Emmanuel Sabatié

Cette nouvelle a obtenu le second prix du concours Gaston Baissette organisé par la Compagnie des Ecrivains Méditerranéens (Montpellier). Toutes nos félicitations donc à l’auteur, Emmanuel Sabatié.

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