LE CLICHEMIURGE : Réquisitoire contre François R.



Evidemment, l’accusation ne montre pas de gaîté de cœur ces photos violant de façon manifeste l’intimité des plaignants, mais il nous semble essentiel d’en passer par là pour bien comprendre l’ampleur de l’embarras des victimes, et de la perversité de l’accusé.

Avec un air de professeur outré, l’avocat de la partie civile marche lentement devant les bancs des jurés ; il brandit des photos de femmes nues, photographiées chez elles à leur insu. Pour autant, les clichés sont loin d’avoir l’air volés ; la lumière est excellente, ainsi que le cadrage et la prise de vue. Aussi gênant que cela puisse paraître, on se prend même parfois à être déçu en apercevant le modèle original dans l’assistance. La salle est pleine : des femmes, majoritairement, mais aussi des hommes. Le procès se déroule bien à huis-clos, mais tous sont plaignants. Petit, mine grise et sans âme, l’accusé François R. semble beaucoup trop menu pour son box. Il n’a pas l’air de prendre la pleine mesure de ce qui lui arrive : tous ces gens autour de lui ont déposé une plainte collective à son encontre pour voyeurisme aggravé. On aurait bien voulu trouver d’autres chefs d’accusation, mais l’affaire est bien trop étrange pour qu’on puisse préjuger trop tôt des motivations de l’accusé. Paisiblement, un peu perdu, il répond avec calme aux questions qui lui sont posées.

- Si ces photos vous choquent, Madames et Messieurs les jurés, -et je n’en doute pas une seconde-, sachez que les autorités en ont trouvé ainsi pas loin de quatre cents. Et pourtant, malgré ces preuves accablantes, Monsieur R., vous persistez à vous défendre tout seul ?
- Oui, même si je ne vois malheureusement toujours pas de quoi je dois me défendre…
- Monsieur le Juge, cette situation n’est pas sérieuse !
- Poursuivez, Maître et tâchez de mettre la pédale douce sur les effets rhétoriques…
- Monsieur R., nous retrouvons chez vous pas loin de quatre cents photos pornographiques prises à l’insu des… dois-je dire « modèles » ?
- Je trouve le terme pornographique gravement insultant, ne serais-ce que pour les gens assis dans ce tribunal. Sensuel est le seul terme qui convienne à ces clichées.
- Ah oui ? et que diriez vous de sensuelles et totalement illégales !

En effet, les poses sont toutes axées sur la nudité, en toute simplicité, voire en toute innocence ; ici une fille nue qui tente de résister à un chou à la crème devant son frigo ouvert, ici encore une femme en jeans, torse nu, qui hésite entre deux colliers, et là une jeune femme sortie de la sieste qui cherche sous le lit le chat qui l’a réveillée. Evidemment, la nudité n’est ni feinte, ni pudiquement camouflée ; la qualité exceptionnelle des photos rend aux sujets une texture incroyablement fine et précise. En toute honnêteté, les spectateurs impartiaux trouveraient ces clichés beaux bien avant de les trouver excitants. Evidemment, le spectre du voyeurisme, de la sexualité étrange et de la nudité saisie sans consentement donne à cette affaire une fièvre qui fait peu à peu fuir toute raison. Aujourd’hui, les jurés se prononceront ; les journalistes attendent la sentence massés contre les portes du Palais. Si la plupart d’entre eux attend la tête du présumé coupable comme une règlement de compte éthique, certains attendent avec impatience des réponses aux nombreuses zones d’ombre qui teintent cette affaire d’une aura mystérieuse. Pourtant, François R. n’a jamais fait de mystère de rien. Il a expliqué ce qu’on lui a demandé sans en faire de trop. Si on lui pose les bonnes questions, il n’a aucune raison de ne pas en donner les réponses, même si personne n’est prêt à les entendre.

- Il vous appartient de prouver que ces clichés sont illégaux, puisque vous pensez qu’ils le sont. Moi j’affirme que je n’ai violé aucune loi.
- Vous vous moquez ! Le voyeurisme est un délit, mais apparemment la plupart des images ont été saisies depuis l’intérieur des appartements des victimes : dois-je vous expliquer ce que c’est qu’une violation de domicile ?
- Avez-vous étudié les angles de vue ?
- Evidemment !
- Vous semble-t-il plausible que j’aie été près de quatre cents fois au milieu d’une pièce, à un moment où la lumière était optimale, parfois à un mètre du sujet, sans m’être jamais fait voir ?
- Effectivement, les experts en photographie ne sont pas parvenu à éclaircir ce point ; mais puisqu’il me revient à moi de poser les question, je vous demanderai de me donner la solution à cette colle.
- C’est simple, je n’ai jamais mis les pieds chez aucune de ces personnes, et je n’ai pris aucun de ces clichés…
- Ridicule ! On les a tous trouvés chez vous !
- …vous ne m’avez pas laissé finir. Je n’ai pas dit que les photos n’étaient pas de moi, elles le sont. Simplement, je ne les ai pas prises, je les ai suscitées.
- … Que... plaît-il ?
- Je ne suis pas photographe, mais si je veux une photo, je n’ai qu’à la vouloir.
- Votre honneur, je proteste ! L’accusé tente de se faire passer pour mentalement déficient pour fuir ses responsabilités.
- Il ne vous appartient pas d’en décider Maître. Monsieur R. est seul responsable de sa ligne de défense et l’assumera le moment venu. Si les jurés l’estiment nécessaire, un deuxième examen psychiatrique sera exigé. Quand à vous, Monsieur R., souvenez-vous que vous jouez votre vie devant cette cour ; tâchez de ne pas brûler vos chances avant même les plaidoyers.
- Reprenez s’il vous plait.
- Soit. Monsieur R., veuillez nous redire ce que vous venez d’affirmer, et précisez votre pensée.
- Inutile. Tenez.

Devant une cour que gagne le murmure, l’accusé tend une photo à l’avocat ; ce dernier hésite, cherche une marche à suivre sur le visage du juge, mais ne la trouve pas. Dans la perplexité bourdonnante de la salle, l’avocat s’avance vers l’objet qui lui est destiné ; il va pour la saisir, mais blêmit soudain violemment et recule précipitamment de quelques pas. La salle ne murmure plus, elle gronde sourdement. Le Juge prend les devants et demande à la sécurité de fouiller à nouveau François R. plus minutieusement. Cela avait déjà été fait, et il semble impensable qu’un quelconque objet ait pu passer entre les mailles du filet. Les gardes ne trouvent que la photo, que l’avocat leur retire des mains. Le marteau du Juge doit insister un moment avant que le calme ne se réinstalle. Furieux, le magistrat s’adresse à qui veut bien l’entendre et vocifère que son tribunal n’est pas un cabaret et que l’illusionnisme n’a pas sa place en ces murs. L’avocat n’y prend même pas garde ; sourcils froncés, il est toujours plongé dans la photo que lui a tendu François R., et son visage ne retrouve des couleurs que progressivement. Le cliché est beau : sous le toit d’une grange, des taches de soleil font briller les larmes d’un enfant. Ce dernier regarde avec une tristesse contagieuse un chapeau de paille qu’il tient entre ses mains. Quand il lève les yeux, il aperçoit une salle en apnée. D’une voix mal assurée, il dit au Juge :
- Votre Honneur, je demande un ajournement d’audience.
- Refusé. Cette affaire n’a déjà que trop souffert de reports successifs ; elle sera réglée avant midi.
- Permettez-moi d’insister.
- Non. En revanche j’aimerais savoir en quoi cette photo vous empêche d’exercer votre fonction ! Approchez.

Lentement, l’avocat gravit les trois marches qui mènent au bureau du magistrat, lequel se penche en avant pour discuter en privé avec la partie civile. Avant de s’exprimer, l’avocat pose l’image de papier brillant sur le bureau et la fait glisser vers le Juge :
- Monsieur le Juge, c’est moi sur cette photo.
- Ah. Et alors ?
- Quand j’avais dix ans, j’allais retrouver une amie pour jouer dans une grange où nous n’avions pas le droit d’aller. C’était notre secret. Un jour pourtant, le plancher sous le toit à cédé, et mon amie en est morte. Je n’ai jamais dit à personne que j’étais là-bas avec elle, pas plus que j’y retournais parfois, dont cette fameuse fois où j’ai retrouvé son chapeau de paille sous les planches.
- C’est émouvant, mais je ne saisis pas le lien avec l’affaire…
- Vous ne comprenez pas. Ce secret était gardé comme peu de secrets le sont. S’ils avaient su, mes parents m’auraient littéralement tué. Et voilà qu’un individu sort de sa manche une photo qui représente le moment le plus secret et le plus traumatisant de ma vie.
- Est-il inconcevable qu’il ait pu se procurer ce cliché d’une manière ou d’une autre ?
- Primo, il vient directement de la prison sans rien sur lui, et qui plus est, la fouille est minutieuse à l’entrée du tribunal. Secundo, à l’endroit d’où la photo a été prise, il n’y a plus de plancher : c’est là où est tombée Lucie.
- Rah. C’est pas vrai… Ecoutez, la pression là-dehors est énorme. Tâchez de passer outre le comment de cette histoire et tâchez de cerner le pourquoi.
- Comment ?
- Lâchez les motifs d’inculpation qui impliquent la prise elle-même des clichés et focalisez sur la motivation de posséder des nus précisément. Je n’ai pas besoin qu’un truqueur de bas étage branche la presse sur une rencontre du troisième type. Ressaisissez-vous et allez-y. Est-ce bien compris ?
- Oui Monsieur.

Durant l’entretien, le silence a de nouveau laissé la place à un bruit de fond désagréable, et c’est à grand peine que le juge le fait taire. Quand à nouveau la salle redevient calme, le magistrat admoneste l’accusé :
- Monsieur R., tentez encore d’épater la galerie avec vos tours de cartes et je vous inculpe en sus d’outrage à la Cour. Est-ce assez clair ?
- Oui.
- Très bien. Maître Denmann, veuillez reprendre.
- Hum… Monsieur R., le cliché que vous m’avez remis, savez-vous ce qu’il représente ?
- Vous.
- Mais encore ?
- Je n’en sais rien, je ne suis pas devin. J’ai souhaité une photo de vous qui soit assez intime pour que vous ne puissiez pas douter que cette photo ne sort d’aucun appareil. A part ça, je ne connais pas votre vie.
- Effectivement, ce cliché m’a touché. Maintenant, même s’il était vrai que les clichés vous viennent de nulle part, -ce qu’il n’est pas lieu de démontrer ici-, cette photo prouve que vous pouvez obtenir la photo que vous désirez.
- En effet.
- Donc, vous souhaitez précisément des photos à caractère sexuel de personnes non consentantes ; le vrai problème est là, Monsieur R., puisque c’est là la définition juridique du voyeurisme, puni par la loi.
- Ce ne sont pas des clichés à caractère sexuel.
- Ah bon ? Nieriez-vous que les organes sexuels sont presque toujours visibles, voire mis en scène sur vos clichés ?
- Non.
- Voilà qui me rassure. Tirez-vous une satisfaction de ses photos ?
- Oui.
- Une satisfaction… sexuelle ?
- Pardon ?
- Est-ce qu’il vous arrive… de vous masturber en les regardant ?
- Jamais. Vous déformez mes propos.
- Il semble pourtant légitime de se poser la question ! On découvre chez un homme près de trois cent cinquante clichés de femmes nues différentes, et cinquante hommes : on se dit forcément que ce n’est pas pour doubler des cahiers !

Dans la salle, des murmures indignés s’élèvent ça et là. Chacune des personnes présentes sait que l’homme sur le banc des accusés possède un ou plusieurs cliché d’eux dans le plus simple appareil. En parler leur est déjà pénible, mais le faire sur un ton trivial en pique plus d’un. Le Juge y met bon ordre en intimant l’avocat à formuler ses questions de manière à respecter l’étiquette. Une fois le calme revenu, Maître Denmann lève sur François R. des yeux pleins de colère et de suppliques. De toute évidence, cette affaire lui échappe ; l’idéal serait de plomber l’affaire en fusillant l’accusé de questions gênantes en ne lui laissant pas le temps de développer les réponses, et tenter d’influencer le jury en le laissant sur une dernière impression de triomphe sur un accusé groggy. Tandis que l’avocat prend son souffle pour tenter un baroud d’honneur, François R. lui brûle la politesse :
- Je crois, Maître que l’origine de la confusion est que, comme la plupart des hommes, vous confondez nudité et sexualité. Je doute pourtant que prendre une douche ait un quelconque caractère sexuel.
- Certains de vos « modèles malgré eux » sont pourtant en plein acte sexuel.
- Seuls, jamais à deux. C’est vrai, mais ce n’est pas l’important.
- Pas important ? Pouvez-vous regarder la femme que vous avez photographié en pleine autosatisfaction en travers de son lit, et lui dire que le fait que cette image d’elle ait été prise à son insu n’est pas important !
- Vous fuyez les vraies questions, Maître. Vous oscillez sans cesse entre le techniquement juridique et le superficiellement éthique, en ne mettant en exergue que des exemples hors contexte. Puisqu’il est acquis que les clichés n’ont pas été pris illégalement puisque pas pris du tout, qu’il n’a jamais été question d’en faire un usage commercial…
- …C’est vous qui le dites…
- … il reste à épuiser le sujet éthique pour prouver si ces photos sont des photos de voyeur. Alors permettez-moi de m’expliquer. Prenons comme exemple la fameuse photo de fin de sieste. Elle a fini de dormir, les rayons de fin d’après-midi de faufilent entre les volet ; dans le prolongement d’une sieste où l’on se réveille au moment opportun la main descend tout naturellement entre ses jambes. On ne peut pas réellement parler de sexe, mais plutôt d’un plaisir que l’on s’accorde sans aucune arrière-pensée. Ce n’est pas un acte honteux, c’est un moment d’intimité, un plaisir naturel que l’on s’accorde en total égoïsme pour son propre bien. A ce moment cette femme sourit comme personne ne l’aura vu sourire ; ce qui saute au yeux, ce n’est pas cette main qui se perd dans l’intimité de ses cuisse, c’est ce visage qui irradie d’un bonheur total et éphémère… Je vois, un pervers esthète en quelques sortes…
- Si vous voulez savoir de quoi il en retourne exactement, votre seule chance est de vous taire. Très bien. Je possède un don terrible et difficilement maîtrisable : le clichés tombent dans mes mains, mes poches, se trouvent sur ma table, ma commode sans que je ne le demande. Il peut arriver n’importe quoi, avec une nette prédilection pour le pire. Je me suis rendu compte que le meilleur moyen de canaliser ce don incompréhensible, c’est de l’employer.
- Bel emploi en vérité.
- J’aime mon prochain, Maître. Je les trouve beaux, je suis même convaincu que tous le sont à un point inimaginable à un moment précis de leur vie. Ces photos incriminées cristallisent le moment où la personne aura été la plus belle jusqu’à aujourd’hui. Le fait est qu’à chaque fois, le cliché présente un nu : il faut croire que la personne est belle quand elle est le plus en accord avec elle-même, et que la chute de ce symbole de civilité qu’est l’habit favorise l’épanouissement du sujet…
- Ces personnes sont donc nues par inadvertance.
- Non. La nudité est un dénominateur commun dans la beauté de ces gens ; mais en effet, je ne les ai pas souhaités expressément nus. Mais regardez ces photos… Bien sûr, la beauté est un critère subjectif, mais il faudrait être aveugle pour ne pas sentir son cœur s’emballer en voyant ces photos.
- Moi je ne vois qu’un délit qui n’a rien de subjectif. Et ce don si difficile à maîtriser -selon vos dires-, vous laisse comme par hasard tranquille pendant cette audience !
- Détrompez-vous, je sens mes poches se remplir, certaines sont apparues sous mon pull, dans mes manches, il y en a une collée dans mon dos.
- Très bien, voyons ça !
- Non.
- Non ?
- Je vous le déconseille fortement : il peut y avoir n’importe quoi sur ces images, du passé, du présent, du futur…
- Celle-là, celle que je vois dépasser de votre manche, donnez-la-moi.

François R. retire la photo de sa manche et jette un œil avant de la tendre. Il arrête subitement son geste, rougit violemment et chiffonne l’image. L’avocat exige qu’il la lui montre, mais il refuse obstinément. Le juge se joint à l’exigence de l’avocat ; François R. pose le papier chiffonné devant lui et attend qu’on vienne le chercher. En voyant son visage, aucune personne sensée ne se serait emparé du cliché ; mais dans une rage quasi aveugle, Maître Denmann s’en saisit, le regarde rapidement, et le rejette en manquant de tomber à la renverse.
- Nom de Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Vous avez vu ce qu’aucun être humain ne devrait voir, et que j’ai pourtant vu si souvent.

Sur le cliché au sol. On peut voir Maître Denmann, le visage en sang, percuté par un gros 4x4 rouge.
- Qu’est-ce que c’est que cette farce macabre !!?
- Le moment précis de votre mort.
- Quand ?
- Je n’en sais rien, je ne suis pas devin, je vous l’ai déjà dit. Les clichés s’imposent de manière anarchique si je ne leur impose pas un but. Vous comprendrez que de susciter des clichés de belles gens est un objectif bien plus louable que de subir ça.
- Est-ce que savoir comment l’on meurt peut permettre de l’éviter ?
- Je n’en sais rien. On ne sait pas quel âge vous avez sur cette photo, à cause de l’état de votre visage ; c’est peut-être dans quinze ans. Faut-il s’empêcher de vivre sous prétexte de s’empêcher de mourir ?
- Putain.

Tout le tribunal est sous le choc, au vu de la tournure surréaliste de la situation. On assiste au dialogue, le Juge y compri,s sans avoir la moindre idée de l’interrompre. Fou furieux, l’avocat ôte sa robe et sort avec fracas de la salle, plantant tout là. La salle se réveille se sort de sa torpeur en ruminant sombrement. Le magistrat tient le marteau entre ses mains, mais ne s’en sert pas. Dehors, un crissement de pneus ; ceux qui ont eu la curiosité de se lever pour aller voir aux fenêtres ont pu apercevoir devant le tribunal, au milieu d’une foule de journalistes et de badauds, un 4x4 rouge en travers de la route.
Sergent 42


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